Retrouver le sens du local

Publié le par Thibault Liebenguth .


(Temps de lecture : 10 minutes)

Les territoires sont nos terrains de jeu et d’expérimentation mais aussi nos lieux de vie. Nous avons souhaité réévaluer la notion de territoire à l’aune des nombreuses volontés de changement qui s’expriment actuellement. Après une mise en contexte, vous retrouverez la vision portée par deux de nos coopérateurs.

Territoire: le terme est à la mode. Ainsi, dans son édition du 2 mai dernier, le journal Le Monde signale que dans le contexte de la crise actuelle, l’Etat entend “adapter la philosophie d’un cadre national à l’échelon territorial.” Cela implique “la concertation entre les acteurs locaux et les représentants de l’Etat.” En effet, de nombreux maires prônent “la différenciation territoriale, la souplesse et l’adaptation locale.”

Cet échelon local, que le terme “territoire” représente actuellement, a également été invoqué par un collectif composé de plusieurs associations, engagé dans la (re)construction du monde de l’après-crise. Ce collectif a rédigé une “Lettre ouverte au Président de la République” à laquelle nous nous sommes associés. Voici un paragraphe clé qui évoque les territoires:

“Nous avons la conviction qu’il faut partir des territoires, au plus proche des citoyens, pour concevoir des plans de relance justes et durables. Ainsi, nous proposons qu’au sein de tous les territoires, les acteurs de la transition (associations, conseils citoyens, conseils de développement, collectifs citoyens, entreprises, chercheurs, élus locaux, citoyens engagés, etc.) s’inscrivent dans une dynamique collective de “Fabrique de la Transition”. Leurs missions : définir des mesures de relance pertinentes à leur échelle (commune, intercommunalité, métropole…) et faire remonter au Conseil National de la Transition, si possible dès le mois de juin, leurs projets pour un plan de relance juste et durable au niveau national. C’est aux forces vives de chaque territoire que doit revenir l’initiative de lancer sa propre fabrique, de manière autonome, en fonction de ses spécificités (…). Pour ce faire, ils s’appuieront sur un référentiel et des outils communs.”

Il n’est pas aisé de définir exactement le terme de territoire tant il est utilisé actuellement. Quartier, hameau, ville, agglomération, massif, département, région ? Il semble souhaitable de ne pas le figer et de ne pas le réduire à des frontières, lesquelles, si elles existent, devront être nécessairement poreuses, pour assurer au territoire toute sa vitalité.

L’échelle du territoire est mouvante, et ces différentes échelles ont pour vocation de s’emboîter pour prendre toute leur signification. Il semble aussi souhaitable de partir de l’échelle la plus petite possible avant d’agrandir le spectre. Partir du particulier pour aller vers le général. A ce propos, la citation du poète William Blake est éclairante: “To Generalize is to be an Idiot; To Particularize is the Alone Distinction of Merit.” (Généraliser, c’est être idiot ; particulariser, c’est la seule distinction de mérite)

La crise sanitaire actuelle a confirmé au moins deux choses: d’une part que la solidarité et l’entraide s’organisent mieux sur une petite échelle (voisins, quartier, ville) et, d’autre part, que l’autonomie (alimentaire, économique et énergétique) d’un territoire comporte des répercussions sociales et économiques fortes.

Cela me fait penser à la théorie du genius Loci. Au temps de la Rome antique, le genius loci était l’esprit protecteur d’un lieu. Son rôle était de veiller sur les endroits et les personnes. Actuellement, de façon métaphorique, ce concept est utilisé pour désigner l’identité, le caractère et l’atmosphère d’un lieu. Qui mieux que les habitants d’un lieu, que ceux qui le pratiquent au quotidien, parfois depuis plusieurs générations, pour en connaître tous les rouages, pour en dessiner les meilleurs les usages ? Ainsi, plus un lieu est connu, plus le dialogue engagé avec lui s’approfondit: les interactions générées permettent alors de parvenir à un équilibre durable, pour le lieu et pour ceux qui s’y épanouissent.

L’objet d’un territoire est de rendre significative l’existence des individus. Pour s’épanouir, l’être humain doit comprendre où il se trouve, avoir une conception claire de son rôle et de son impact sur le développement et le fonctionnement du lieu qu’il occupe. Ceci produira un sentiment d’attachement au lieu, participera à l’élaboration d’une identité réciproque et donc à un sentiment de sécurité, répercuté dans le lien social ainsi généré avec la communauté du territoire.

Une partie de nos coopérateurs travaillent pour et avec les territoires. Voici quelques retours et enseignements de leur pratique, qui pourraient résumer la vision que nous voulons porter.

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Romain Le Pemp :

“Nous sommes convaincus que sur les territoires (quelle que soit leur échelle), chaque organisation (entreprises, collectivités, associations, ONG..) a une part de la réponse aux défis et enjeux actuels, mais que chacun la porte de son côté.

Très souvent, dans nos accompagnements, nous voyons que l’une des valeurs ajoutées principales que nous amenons ce n’est pas telle ou telle expertise, mais c’est de faire le pas de côté que chacun n’a pas ou plus le temps de faire.

On le constate assez facilement chacun dans nos métiers, ce n’est pas facile de prendre du temps (qui souvent manque déjà pour boucler ses dossiers) pour se poser, réfléchir, questionner son rôle, échanger avec d’autres sans ordre du jour spécifique… Ce pas de côté permet de venir questionner simplement certaines choses qui ne sont pas faites ou plus faites, par habitude ou parce que l’on n’y avait pas pensé ou pas osé le faire.

Vouloir réinventer des choses nouvelles perpétuellement n’a pas de sens si c’est pour le faire uniquement dans son coin, sans s’ouvrir. Le célèbre adage “seul on va plus vite, ensemble on va plus loin” a certes été souvent énoncé et présenté comme mantra, mais les actes le confrontent aux réalités locales.

Ce n’est pas évident de faire et d’agir différemment. Ce n’est pas évident d’accepter de remettre en question ce qui a été fait depuis de nombreuses années. Ce n’est pas évident de se mettre en position de comprendre l’autre dans son fonctionnement, ses contraintes particulières souvent liées à son statut et à sa gouvernance. Ce n’est pas évident, pourtant c’est bien par l’ouverture, la coopération et l’interdépendance entre les organisations, que le territoire pourra porter sa vision sur le long terme. Chaque organisation a une part de la réponse, mais celle-ci ne fonctionnera que si ces parts sont mises bout à bout.”

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Jeremy Nahmiyaz :

Épicure disait « rien n’est suffisant pour qui suffisant est peu ». L’accès aux besoins élémentaires, que sont l’habitat, l’alimentation, la santé et l’éducation, ainsi qu’à un niveau de confort élevé est aujourd’hui directement lié à la transformation des ressources naturelles. L’évolution exponentielle de la démographie ou des flux humains se traduit par une transformation accélérée des espaces vécus et de ceux qui pourvoient à nos besoins. Depuis la massification du recours aux énergies fossiles, l’humanité s’est affranchie de l’espace et du temps pour faire circuler matière et hominidé quasi instantanément et en tout point du globe. Nous sommes passés dans l’ère de l’homo-accélérus! Difficile dans ce contexte de bien cerner la notion de territoire et d’appartenance. 

Un minuscule être vivant est venu gripper la machine de production mondialisée. La peur s’est installée et a poussé 5 milliards d’humains à se confiner. Pendant cette période, chacun a pu ré-expérimenter la notion d’espace réduit à sa plus simple expression. Chacun a observé sa dépendance physiologique et psychologique au monde « du dehors.» La relation aux besoins élémentaires s’est brutalement contractée. On a réinventé temporairement notre relation aux autres en se “zoomant.” Et pendant ce temps-là, le monde extérieur s’est vidé de l’homo-accélérus, pour retrouver une atmosphère moins polluée et plus silencieuse. Cette mise en « pause » mondialisée et locale a autorisé au monde «sauvage » une reconquête éphémère des espaces jadis occupés et perturbés. Pour l’homme, l’espace s’est soudainement contracté alors que pour la majorité du Vivant, il se dilatait.

La mise à nue de nos vulnérabilités par cette tête couronnée a propulsé le « monde d’après » comme sujet de philosophie appliquée. Nombreux sont ceux qui expriment leurs visions anticipatrices et tentent d’influencer le cours de l’histoire humaine. La notion de territoire apparaît comme une constante de ces futurs à construire. Il s’agit alors de réintégrer l’espace et le temps dans la manière dont on conçoit les relations matérielles et sociales. C’est un acte nécessaire et fondateur pour envisager une transition sociale, écologique et démocratique. Des précurseurs ont initié des tests grandeur nature. Je pense aux villes de Loos-en-Gohelle, Grenoble, Malaunay, Grande-Synthe.. aux territoires ruraux du Mené, du Briançonnais, … et bien d’autres. Dans une volonté de faire Commun, ils se sont retrouvés autour d’un espace d’échange et de coopération : La Fabriques des Transitions. 

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Chez AIR coop, nous considérons le territoire comme un espace vécu à ménager et faire prospérer par la coopération. Notre mission est de dynamiser et faciliter la transition au sein de chaque organisation qui l’habite et le façonne. Cela revient à créer du lien en privilégiant la proximité entre producteur de matière première et entreprise de transformation, entre agriculteur et consommateur, entre sachant et apprenant, …. Cela avec la volonté de faire circuler au plus près la valeur ajoutée de chaque échange et ainsi permettre à chacun de trouver sa place dans une existence respectueuse des cycles du Vivant. C’est pourquoi il n’est plus question de penser le territoire ex nihilo mais de l’inscrire dans une démarche de circularité afin de se réapproprier l’espace et le temps comme terreau de résilience. L’utopie d’aujourd’hui, c’est retrouver le sens du local.



Article par Samuel Dixneuf